TRAVAIL
Discrimination de Genre : le long combat de onze femmes pour obtenir des réparations de carrière
La cour d’appel de Grenoble se penche mercredi sur la discrimination sexuelle dont se disent victimes un groupe de salariées de l’entreprise
STMicroelectronics. Depuis des années, elles mènent un combat acharné pour faire reconnaître qu’être des femmes les a freinées dans l’évolution de leur carrière et de leur salaire.
Cécile Hautefeuille – 14 juin 2023 à 12h27
Pour briser le plafond de verre, il faut d’abord l’éclairer. Mettre en lumière les discriminations. C’est le sens du combat mené par onze salariées de STMicroelectronics, un fabricant franco-italien de puces électroniques.
Elles tentent de démontrer, depuis plus de dix ans, qu’elles sont moins bien payées que les hommes de l’entreprise et que leur évolution professionnelle est plus lente. Un bras de fer d’abord mené en interne puis, de guerre lasse, par la voie judiciaire devant le conseil des prud’hommes, pour réclamer la reconnaissance d’une « discrimination sexuelle » et obtenir une réparation de carrière.
Ce mercredi 14 juin, les dossiers de dix d’entre elles sont examinés en appel, à Grenoble (Isère). Elles ont été déboutées en première instance, en 2018. Pour les juges, les éléments apportés étaient insuffisants pour caractériser des faits individuels de discrimination. La onzième femme – la seule à avoir gagné en première instance – a également fait appel pour obtenir une meilleure réparation. Son audience aura lieu ultérieurement.
Les onze salariées, syndiquées à la CGT,travaillent sur deux sites isérois de la société : à Crolles, l’usine de production et à Grenoble, le site de recherche et
développement. Elles n’appartiennent pas aux mêmes catégories de personnel. Six sont cadres et cinq autres sont des « Oatam » : ouvrières, administratives et techniciennes et agentes de maîtrise.
Elles mènent cette bataille, qu’elles qualifient « d’éprouvante », en se serrant les coudes. « C’est notre force d’être unies et solidaires,témoigne l’une d’elles. On a pris la décision d’aller en justice pour ouvrir la voie pour toutes les femmes. »
Une discrimination « systémique »
Ces onze salariées l’affirment : elles sont moins bien payées que les hommes et stagnent ou évoluent moins rapidement dans l’entreprise. Sollicitée par Mediapart, STMicroelectronics affirme ne pas souhaiter commenter une procédure mais entend « partager quelques points clés ». Le premier étant que « ST ne tolère aucune discrimination qu’elle soit, d’âge, de sexe ou de handicap ». L’entreprise souligne également ceci : « Dans l’Index de l’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes publié par le ministère du travail, ST atteint la note de 93/100 en 2022. »
Pour autant, plusieurs enquêtes de l’inspection du travail ont, par le passé, mis au jour des écarts injustifiés de rémunération entre les femmes et les hommes. La dernière en date, menée en 2021 sur le site de Crolles, est accablante pour STMicroelectronics. Les conclusions sur la situation des cadres de l’entreprise pointent « le caractère systémique du retard des femmes dans l’évolution de carrière comme dans les rémunérations moyennes et maximales ». Et poursuit : « Ce retard [dans l’évolution professionnelle des femmes – ndlr] apparaît se creuser au fur et à mesure du temps, dessinant un plafond de verre pour une grande majorité de femmes, alors que les hommes évoluent globalement de manière plus favorable. »
Concernant les différences de rémunération, le rapport donne un exemple, sur le cas précis d’une cadre de l’entreprise. Elle perçoit un salaire de 16 % inférieur aux hommes, « à coef icient d’embauche et ancienneté égale ». L’inspection du travail soupçonne par ailleurs que les
femmes ayant connu un ou des congés maternité puissent être pénalisées et a demandé à l’entreprise de fournir des informations supplémentaires. « L’employeur, dans sa réponse, af irmait vouloir transmettre ces données, ce qu’il n’a visiblement jamais fait par la suite », précise Xavier Sauvignet, l’avocat des onze femmes engagées dans la procédure prud’homale.
L’une d’elles, Élodie Saurat, en est convaincue : tout a changé après la naissance de son premier enfant. « Ça a été flagrant. J’étais toujours bien notée mais après ma grossesse, on ne m’a pas notée la première année. Puis systématiquement moins bien notée », décrit-elle. « J’ai senti une discrimination évidente. »
« Tous les hommes entrés en même temps que moi, avec le même niveau à l’embauche avaient tous, sans exception, un ou deux coefficients de plus »
Dominique Savignon, cadre chez ST
Élodie Saurat est la seule à avoir fait condamner STMicroelectronics pour « discrimination sexuelle dans l’évolution professionnelle ». Son dossier avait été dépaysé à Valence (Drôme) car elle est conseillère prud’homale à Grenoble. « Le juge départiteur a retenu l’existence d’une discrimination générale à l’encontre des femmes au sein de STMicroelectronics », se félicite son conseil.
Arrivée dans l’entreprise en 2005, Élodie est chargée des contrôles qualité sur le site de Crolles et appartient à la catégorie des Oatam. « J’ai été embauchée avec un Bac +2 mais je n’ai même pas le statut de technicienne auquel j’aurais pu prétendre. En dix-huit ans, j’ai changé une fois d’atelier mais je n’ai jamais évolué. »
« Je n’ai pas changé de coef icient depuis vingt ans ! », raconte aussi Dominique Savignon, cadre sur le site grenoblois. Embauchée en l’an 2000, elle a une formation d’ingénieure mais a fait « beaucoup de fonctions supports », dans la société et regrette d’être cantonnée à un poste « bien en deçà » de ses capacités. « J’ai fait moult démarches pour demander des changements de poste et des formations de reconversion mais la réponse est toujours non. Même pour de la gestion de projet, c’est non. »
Les onze femmes commencent à nouer des liens dès 2006, quand leur entreprise ouvre une négociation en vue d’un accord sur l’égalité professionnelle. « C’était porteur d’espoir, se souvient Dominique. Mais finalement, l’accord sera réduit à de la pure communication. »
En 2011, un document interne fuite et fait l’effet d’une bombe. « Il y a eu une énorme boulette des RH qui ont dif usé la liste de tous les salaires, les dates d’embauche, les coef icients… la totale ! »,raconte Dominique. « Ce que le fichier révélait est af ligeant. Dans mon cas, tous les hommes entrés en même temps que moi, avec le même niveau à l’embauche avaient tous, sans exception, un ou deux coef icients de plus ! » En termes de salaire, l’écart est important : 15 % de différence, en défaveur de Dominique.
La « résistance » de l’employeur
La recevabilité de ce document est aujourd’hui contestée par STMicroelectronics. « L’employeur prétend que la communication de ces pièces, constituées de données personnelles issues des fichiers informatiques de l’entreprise, viole le droit au respect de la vie privée des salariés concernés et demande donc leur rejet des débats », indique Xavier Sauvignet dans ses conclusions. C’est après la diffusion de ce fichier que la véritable bataille commence. Pendant plusieurs années, les salariées réclament, en vain, des éléments précis de comparaison des salaires et carrières entre hommes et femmes afin de monter un panel. Et pouvoir précisément se comparer, au cas par cas.
« On y est allé étape par étape avant la voie judiciaire, poursuit Élodie Saurat. Nous avons utilisé toutes les instances de représentation du personnel, à tous les niveaux, mais la société nous a baladées et a toujours refusé. » En 2015, les salariées obtiennent de haute lutte une ordonnance, contraignant STMicroelectronics à transmettre des informations leur permettant de comparer leurs situations avec celles de leurs collègues masculins. « L’employeur résiste, évoquant… l’absence de salariés comparables ! », s’indigne l’avocat des onze femmes.
« Cinq ans plus tard, elles obtiennent enfin le plein panel mais, là encore, l’employeur fait preuve de mauvaise foi et nous adresse des documents anonymisés, déclassés et non numérisés. Le tout, dans des cartons, comme aux États-
Unis ! »,rit jaune Xavier Sauvignet. Ses clientes devront attendre l’été 2022 pour obtenir la transmission, en bonne et due forme, des éléments.
Un combat pour inspirer d’autres femmes
Il en ressort, selon l’argumentaire qui sera développé à l’audience, « que le processus d’évolution promotionnelle (passage à un coef icient supérieur) est particulièrement
défavorable aux femmes, tous sites et toutes catégories confondues ». Les conclusions de Xavier Sauvignet indiquent également que « les hommes sont proportionnellement plus nombreux dans les jobs grade [catégories professionnelles – ndlr] les plus élevés ».
« En termes d’égalité femmes-hommes, la société mène depuis plusieurs années des actions volontaristes matérialisées notamment par des accords collectifs depuis 2006 », indique l’entreprise, dans les « points clés » apportés à notre connaissance. « ST a également mis en place des programmes de formations internes sur la question de l’égalité (par exemple “women in leadership”) destiné exclusivement au développement de carrière des femmes. »
Sur la question des salaires et de l’évolution de la carrière, la société répond que « chaque année le sujet est examiné devant le CSE [ comité social et économique – ndlr] sur la base du document de référence qu’est le rapport de situation comparé. C’est aussi un axe majeur de la politique salariale de l’entreprise. Nous avons mis en place dès 2011 la méthode des profils référents qui vise à assurer le principe de non-discrimination. »
Pour les salariées, cet appel de leur jugement, examiné ce mercredi après-midi, est « une étape vraiment importante ». Dominique Savignon tient à insister sur un point : « Cette procédure est dif icile pour nous toutes. C’est dur financièrement mais aussi, émotionnellement. En face, ils ne lâchent rien et le combat est inégal. Mais nous, ce sont nos tripes qu’on engage ! Ce qui est miraculeux, c’est qu’on ne s’est jamais disputé, aucune n’a lâché le combat et c’est déjà une sacrée victoire. »
Dominique conclut : « Si c’était à refaire… je ne le referais peut être pas. Mais maintenant que j’y suis, je ne vais pas lâcher. Et si on gagne, je serais fière. Et j’espère que cela poussera des femmes à aller demander des comptes. »
Leur revendication qualifié de « petit problème »
Élodie Saurat tient le même discours : « On savait qu’on allait s’exposer et ça nous a demandé un sacré boulot. Je ne regrette pas, ça va m’aider pour l’avenir, je me battrai dif éremment, sans y laisser des plumes. » La salariée est aujourd’hui en burn out, essorée mais ce combat a ouvert une fenêtre, dans l’horizon de son avenir professionnel. « Je prépare une reconversion pour travailler dans le droit, aider les autres et informer, surtout en matière de violences sexistes et sexuelles. Je suis motivée, c’est comme ça qu’on arrivera à faire bouger les choses. »
Depuis le début de la procédure,trois salariées ont quitté l’entreprise, sans pour autant renoncer à leur combat judiciaire. L’une d’elles a fait une prise d’acte de son contrat de travail en janvier 2023, en raison du traitement discriminatoire dont elle se dit victime, depuis vingt trois ans. Elle demande que son départ soit requalifié en licenciement sans cause réelle ni sérieuse, et que soit reconnue, outre la discrimination sexuelle, l’existence d’un harcèlement moral à son égard.
Une enquête interne pour « harcèlement et violences au travail » avait été déclenchée en 2022 et les procès verbaux des témoignages ont été versés au dossier par l’employeur, à la dernière minute. « L’enquête a été menée à charge, indique l’avocat, Xavier Sauvignet. Elle visait à retourner l’accusation contre ma cliente, qui n’a pourtant jamais fait l’objet d’aucune sanction auparavant. »
La lecture de ces PV s’est toutefois révélée fort instructive dans le cadre de la procédure pour discrimination sexuelle, mettant en lumière la manière dont plusieurs de ses supérieur·es perçoivent et qualifient le combat de la salariée. Il lui est par exemple reproché de tout ramener « à son petit problème ». L’un de ces anciens managers s’exprime aussi en ces termes : « Quand j’étais son manager, elle avait démarré son “truc” comme quoi elle était sous- payée », ajoutant : « Je suis une femme donc je suis sous-payée ».
Un « dénigrement » évident, aux yeux de Xavier Sauvignet. Et une attitude incompréhensible pour Élodie Saurat qui, elle-même, dit avoir été « atteinte personnellement ». Elle se désole : « J’ai morflé… et on a d’ailleurs toutes ramassé… alors qu’on veut juste défendre l’égalité. »
Cécile Hautefeuille